JEAN-PIERRE CHANGEUX - UN DES PIONNIERS DES NEUROSCIENCES ET DE LA COMPRÉHENSION DES CIRCUITS NEURONAUX ET CHERCHEUR À L'INSTITUT PASTEUR.
«Le cerveau humain est équipé de circuits culturels»
[ 12/03/08 ]
Quels sont les grands défis qui vont se poser aux neurosciences dans les prochaines années ?
J'en vois trois principaux. D'abord, il va falloir comprendre les raisons pour lesquelles le cerveau de l'homme est différent de celui du singe, qui est lui-même distinct de celui de la souris. Comprendre l'origine du cerveau humain sur le plan évolutif, c'est-à-dire déchiffrer les mécanismes génétiques qui interviennent dans son origine, est un projet très important. Un autre est d'essayer de définir les effets de l'apprentissage. Et surtout des conditions qui permettent la compensation d'un handicap ou une réhabilitation. Il y a toute une recherche qui se fait sur la plasticité du cerveau chez l'adulte. Il s'agit entre autres de la neurogénèse, qui doit permettre peut-être de remettre en place de nouveaux circuits après un certain âge. Je dis bien peut-être, car, pour l'instant, on en est loin. Mais c'est un projet qui me paraît réaliste. Et puis, le troisième volet concerne toutes les fonctions supérieures, passant par la cartographie fonctionnelle de la conscience ou de l'attention.
Comment atteindre ces objectifs ?
Tout cela va de pair avec deux aspects qui sont très technologiques : la modélisation et l'imagerie. Nous avons vu un exemple de modélisation de la motricité dans le cas de la lamproie, qui permet de simuler la nage. Mais nous sommes encore loin de pouvoir simuler les fonctions cognitives. Je pense que la modélisation est indispensable pour comprendre ce qui se passe dans le cerveau lors d'opérations conscientes ou non conscientes. L'autre aspect est la pharmacologie, pour laquelle nous connaissons une très grosse demande. D'une part, pour les maladies psychiatriques où on est loin d'avoir une pharmacologie optimale. Et, surtout, pour Alzheimer, qui est un véritable fléau pour les générations actuelles et à venir. Dans ce domaine, je dirais que presque tout est à faire.
Quelles sont les règles d'organisation du cerveau et quelle est la part de la génétique et de l'acquis ?
En fait, le cerveau conserve des règles d'organisation qui sont très semblables depuis les vertébrés inférieurs comme la lamproie jusqu'aux vertébrés supérieurs comme l'homme, avec une certaine invariance dans l'organisation des circuits. Thomas Jessel a montré qu'il y a une sorte de code combinatoire entraînant une distribution bien déterminée génétiquement dans la moelle épinière des neurones moteurs et des neurones sensoriels. Il y a donc un pouvoir des gènes dans l'organisation des ces circuits, avec une certaine invariance à travers l'évolution. Un des exposés présenté à La Jolla montre aussi qu'il existe, sur un modèle animal, la possibilité d'avoir une altération des circuits entraînant des troubles proches de la schizophrénie. D'où l'idée qu'il y a des contraintes génétiques importantes. C'est la même chose pour l'autisme. On a découvert des gènes qui interviennent dans la formation des synapses et entraînent des perturbations altérant l'interaction sociale. Le pouvoir des gènes est donc certain. Mais pour aller dans votre sens, il va de soi que le cerveau de l'homme et de nombreuses espèces animales est susceptible d'apprentissage. Cela veut dire qu'il y a des modifications de l'efficacité des synapses dans les réseaux et peut-être de l'organisation des réseaux eux-mêmes. C'est là qu'interviennent des phénomènes de plasticité qui, chez l'homme, paraissent plus importants que dans d'autres espèces.
Quelles sont les principales différences entre les cerveaux humain et animal ?
De la souris à l'homme, le nombre de gènes n'a pas tellement varié, mais le cerveau s'est accru considérablement en complexité. Parmi les grandes différences, il y a l'apprentissage du langage et de l'écriture. On peut dire qu'existent dans notre cerveau des circuits culturels. Ils sont liés à l'environnement dans lequel le nouveau-né est plongé depuis sa naissance et peut-être un peu avant sa naissance. Donc, nous avons une enveloppe génétique assez bien définie, dont l'altération peut entraîner des troubles pathologiques graves et, en même temps, des phénomènes épigénétiques liés à l'environnement. L'épigénèse peut éventuellement remodeler certains réseaux qui ont été altérés par des déficits génétiques. D'où l'importance de la prise en compte de ces phénomènes adaptatifs. Notamment pour les sujets ayant une lésion d'origine génétique qui n'est pas irrémédiable. Si ce problème est pris relativement tôt, il peut être l'objet d'une compensation.
C'est le cas de l'autisme ?
On peut très bien considérer que, si on détecte l'autisme relativement tôt, une prise en charge plus efficace puisse amener à améliorer la qualité de vie. Ces idées sont dans l'air depuis très longtemps et connaissent beaucoup de débats. Mais les démonstrations sont souvent difficiles à faire, car il faut arriver à déceler le déficit génétique tôt, et on ne peut pas comparer un enfant pris en charge avec un autre qui ne l'est pas. L'expérimentation chez l'homme est très difficile pour des raisons éthiques. Mais pour la dyslexie, et vraisemblablement la schizophrénie, une prise en charge précoce peut atténuer certains effets génétiques.
Que pensez-vous du plan Alzheimer ?
Les affichages politiques que j'ai vécus quand j'étais très jeune chercheur ont eu des impacts très positifs. Mais c'était sur des grandes thématiques scientifiques. Je suis plus hésitant en ce qui concerne des affichages de type médical. Je suis très concerné par les applications de la recherche, et une action centrée sur une maladie peut aider. Mais, parallèlement, il faut lancer des actions plus fondamentales, qui vont tirer la recherche. On ne peut pas prédire à dix ans la voie qui va apporter la solution pour prévenir ou enrayer l'évolution d'une maladie.
Faut-il réorganiser la recherche sur les sciences du vivant en France ?
Il est très important de restructurer les sciences de la vie dans leur ensemble. Mais ce serait dangereux de tout axer sur la médecine et les sciences biomédicales. Il y a une interrelation forte entre la biologie fondamentale et les applications médicales. Je dirais même que ce sont les progrès de la recherche fondamentale qui ont permis d'accéder à des nouvelles thérapies sur le cancer et la pharmacologie du système nerveux central. De même, ce serait une erreur gravissime d'exclure les sciences humaines et sociales de ces projets. A mon avis, il va falloir repenser nos théories de l'éducation de l'apprentissage de la lecture à la lumière des progrès réalisés dans des neurosciences. Il faut également associer aux sciences du vivant certains aspects des mathématiques et de la physique comme les modèles computationnels du cerveau ou de l'exploration par l'imagerie, comme cela se fait au CEA.
Pourquoi les applications de la science posent toujours un problème en France ?
Pour moi, les applications de la science font partie de mes devoirs de scientifique. Il y a un aspect de citoyenneté dans cette notion. Nous recevons des moyens qui nous sont offerts par nos concitoyens sous la forme d'un financement public. Cela fait partie de notre devoir que notre société en tire le maximum de bénéfices. C'est comme cela que fonctionnent les grands instituts américains comme le Scripps ou le Salk Institute où nous sommes. Ce modèle est d'ailleurs celui de l'Institut Pasteur.
Que pensez-vous de la recherche sur projet ?
Si l'évaluation est faite correctement et à un bon niveau international, la recherche sur projet est excellente. Elle ne doit pas remplacer totalement le financement des laboratoires. L'avantage du système français doit donc être maintenu, car il donne une certaine stabilité. Le financement sur projet apporte une véritable dynamique. Je suis favorable à ce principe. D'ailleurs, j'en ai été le premier bénéficiaire. Quand je suis revenu des Etats-Unis, l'action de la DGRST (*) a financé mes travaux et m'a donné une relative autonomie. Les aspects incitatifs jouent un rôle considérable dans la recherche et les financements de type ANR sont très importants pour les jeunes chercheurs. Mais à condition que l'on ne retienne que les dossiers d'excellence. La France pourrait avoir un système très harmonieux avec un juste équilibre entre les deux modes de financements...
Comment jugez les neurosciences en France ?
Depuis les années 1980, le financement de la recherche biologique n'a pas été suffisant. Il n'y a pas eu d'intérêt politique pour les neurosciences et la biologie. Les conséquences de cette forme de désintérêt se sont aussi manifestées sur le plan des applications biotechnologiques, qui ne se sont pas développé à la vitesse souhaitée. Nous avons d'excellents groupes de renommée internationale. Il faut les encourager par une évaluation plus internationale des travaux et par une libération des structures administratives.
PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN PEREZ
(*) Délégation généraleà la recherche scientifique et technologique qui avait la charge de la recherche dans les années 1960 avant la créationd'un ministère dédié à la recherche
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